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Chaque équinoxe de printemps se tient à « Eden », en plein milieu du désert de l’Arizona, un festival où toute ma « famille » se retrouve au grand complet. Nous campons sur un vaste terrain autour d’un ancien hôtel désaffecté, bâti jadis pour héberger les curistes venus profiter des vertus des sources chaudes qui jaillissent profusément parmi les tamaris et se répandent en ruisseaux fumants. Le lieu est effectivement assez paradisiaque.

Les plantes des Apaches, dont l’immense réserve n’est qu’à deux pas, m’ont livré quelques-uns de leurs secrets et je donne régulièrement des ateliers sur les végétaux du désert. Les amateurs découvrent la petite chia, une sauge miniature aux feuilles profondément découpées et gaufrées groupées pour la plupart en rosette à la base de la plante. Contrairement à celles de nombreuses sauges, ses feuilles sont pratiquement inodores, mais les inflorescences et le sommet des tiges laissent sur les doigts un parfum résineux exceptionnel. J’adore ses fleurs d’un bleu profond de lapis-lazuli, que je n’ai rencontré nulle part ailleurs. Elles donnent des graines extrêmement nutritives. Les Indiens qui partaient en voyage se contentaient d’en emporter un sachet avec eux pour se nourrir pendant toute la durée de leur périple : une poignée occasionnelle suffisait à les sustenter. Les graines sont recouvertes d’une couche mucilagineuse qui gonfle au contact de l’eau et les fait tripler de volume, ce qui contribue à caler l’estomac. La chia est un bon aliment pour régime amincissant !

Plus spectaculaires sont les yuccas, grandes plantes des déserts d’altitude formant des touffes denses de longues feuilles bleutées et rigides, semblables à des lames d’épée, avec une floraison massive de grosses cloches d’un blanc crème. Souvent pris pour des cactus, ce sont en fait des cousins des lis et des agaves. Leurs fleurs sont comestibles[1] et leurs pousses se mangent comme des asperges géantes. Les Indiens en appréciaient la racine pour laver le linge et les cheveux. Les feuilles fournissent des fibres fines et très solides qui servent à fabriquer des sacs, des nattes et des cordes de qualité. En Europe, les yuccas sont de simples plantes décoratives avec lesquelles nos rapports sont bien plus limités que ceux qu’entretenaient avec eux pendant des millénaires les habitants des déserts américains. Presque tous nos végétaux d’ornement ont eux aussi une histoire oubliée avec l’homme. Parmi maints autres exemples, les feuilles de bégonia sont d’excellents légumes acidulés, appréciés tant en Asie que dans les jungles d’Amérique du sud ; les géraniums étaient jadis consommés par les peuplades du sud de l’Afrique ; et les tubercules charnus des dahlias revêtaient pour les Aztèques la même importance alimentaire que dans les Andes la pomme de terre.

Une femme rencontrée au festival, institutrice chez les Indiens Navajos, m’offre l’opportunité de séjourner dans leur réserve du nord-est de l’Arizona, pratiquement fermée aux blancs. Sur ces plateaux élevés, encore très froids en ce mois de mars 1978, c’est un autre monde. Si la majorité des habitants occupe des maisons préfabriquées fournies par le gouvernement, plusieurs familles traditionnelles vivent toujours dans leurs hoggans, les huttes circulaires en branchages ou en toile qui ont abrité leurs ancêtres au cours des siècles. Certains vieux Indiens ne parlent pas l’anglais, et m’initient – laborieusement – à la langue navajo qui comporte des sons presque impossibles à reproduire, avec des coups d’estomac et de glotte…

Les jeunes sont accueillants et nous avons de bons contacts. Ils me donnent tous les boutons de peyote que je souhaite, car ils les utilisent par paquets entiers pour soigner leurs moutons malades… Ils les consomment aussi comme sacrement, à la façon de l’hostie chez les chrétiens, lors des cérémonies de leur Native american church[2] qui rassemble des Indiens de différentes tribus. J’ai l’occasion d’assister à un pow-wowauquel participent des Indiens venus de tous les États-Unis, voire du Mexique. La scène est fascinante. Loin d’une représentation pour touristes, c’est une rencontre authentique dans le partage d’une même culture. C’est pour eux-mêmes que les Indiens dansent lentement au son de gros tambours au rythme lancinant.

Je suis accepté par les Navajos au point de me voir confier la tâche de berger. Une famille me conduit au cœur d’une forêt de pins et de genévriers rabougris où je vais loger dans un hoggan. Un repas de maïs, de haricots et de courges, les légumes traditionnels des Indiens, précède un « briefing » sommaire sur mes fonctions et la façon de les mener à bien. Puis ces braves gens m’abandonnent à mon sort avec un cheval que je suis censé monter pour garder un troupeau de quelque deux cents moutons… Après tout, pourquoi ne pas essayer ? Les défis ne m’effraient pas !

Mais les moutons ont vite compris à qui ils ont affaire et se chargent de me rendre chèvre. Une dizaine des ces bestiaux réputés un peu stupides se détachent du troupeau et font mine de s’esquiver, sur quoi je dirige mon cheval dans leur direction. À peine les ai-je remis dans le droit chemin qu’un autre groupe prend la poudre d’escampette… À la fin de la journée, j’ai ramené tous mes moutons mais je suis fourbu. Le lendemain, le vent se lève, la température chute brusquement et en peu de temps, une tempête de neige, véritable blizzard, m’empêche de voir à plus de dix mètres. Je ne sais par quel miracle je réussis à ramener mon troupeau au bercail. C’est surtout que les bêtes n’ont plus du tout envie de faire l’école buissonnière et préfèrent s’abriter ! Cette aventure marque le terme de ma carrière de berger : ma vocation n’est pas de m’occuper des animaux. Mes amours, ce sont les plantes.


[1] Elles servent à préparer des soupes en Amérique centrale.

[2] Église des indigènes d’Amérique.

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