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Zephyr est un souffle de vent qui a pris la forme d’une mince jeune fille à la crinière de lionne. Juste après le festival de l’équinoxe de printemps, en mars 1976 à San Diego, nous avons décidé de faire ensemble la traversée de la Sierra Nevada en passant par les lieux mythiques que sont Yosemite et Muir Grove où poussent les séquoias géants, une marche de plus de trois semaines. Une succession de voitures nous emmène jusqu’à un col à près de 3000 m d’altitude, en plein milieu de l’immense chaîne de montagnes qui traverse, de l’Alaska à Panama, toute la partie occidentale de l’Amérique du Nord.

Sans suivre le moindre sentier, nous traversons de vastes prairies et des forêts de pins immenses, dont certaines n’ont jamais été touchées par l’homme. Avec plus de cent mètres de hauteur, le sugar pine est le pin plus grand du monde. C’est l’une des rares espèces à posséder des aiguilles réunies par cinq à la fois, comme l’arolle dans nos Alpes, et ses cônes sont d’une longueur impressionnante. Sa résine est censée être sucrée mais après en avoir agrémenté un yaourt, le transformant en un véritable pot de colle, je conçois des doutes quant à ses usages possibles.

Les torrents aux eaux blanches forment de sérieux obstacles à notre progression et leur franchissement relève parfois de l’exploit. Lorsque le courant est trop fort, il me faut transborder l’un après l’autre nos deux sacs à dos puis aider mon amie à passer. Lors d’un passage, la puissance du flot nous fait perdre pied et nous manquons d’être emportés. La pire frayeur de ma vie !

Malgré les difficultés, nous vivons des journées merveilleuses dans une « sauvagerie[1] » qui nous comble l’un et l’autre. Zephyr et moi sommes sur la même longueur d’onde, elle est totalement à l’aise dans la nature. Avant de faire du feu, le soir, elle ramasse du bois et le dispose soigneusement en plusieurs tas selon sa taille. Elle monte le « tipi[2] » dans les règles de l’art, prenant le temps de disposer d’abord de fines brindilles puis des branchettes légèrement plus grosses, en augmentant progressivement la taille, et réalise un foyer réduit qu’elle nourrit constamment au fur et à mesure que le bois brûle. 

Zephyr connaît instinctivement les gestes de la vie sauvage. Elle apprend aussi très rapidement à reconnaître les plantes dont nous pouvons nous nourrir et les apprécie. Son sens de l’orientation est particulièrement développé, tout comme le mien, ce qui nous est utile car notre carte est plus que rudimentaire. Ce séjour dans le bonheur des bois dure près de trois semaines, sans rencontrer un être humain. Par contre, nous croisons quotidiennement des daims, des écureuils, des coyotes et quantité de chipmunks, de petits rongeurs à dos rayé, toujours curieux et affamés.

Une nuit, nous apercevons furtivement un gros chien grisâtre qui file, vif comme l’éclair, dans une trouée de la forêt. Serions-nous sans le savoir revenus à proximité de la civilisation ? Pourtant, d’après notre carte, le village le plus proche doit être à plus de cinquante kilomètres… Ce sont probablement des randonneurs. Nous campons dans la clairière.

Ce n’est qu’au milieu de la nuit que nous apparaît clairement l’identité de l’animal, lorsqu’un long hurlement déchire le silence. Un autre lui répond, pas très loin semble-t-il. Nous nous serrons l’un contre l’autre : des loups ! Bien sûr, nous savons que la réalité n’a rien à voir avec le conte du petit chaperon rouge et que ce prédateur n’attaque pas l’homme. Mais seuls dans l’obscurité cernés par une forêt dense, nous ne pouvons raisonner cette sensation incontrôlable qui contracte le ventre et fige l’esprit sur une seule pensée, survivre. Et nous survivons. Au matin, dans les premiers rayons du soleil qui font fumer le givre matinal, notre frayeur nocturne nous paraît bien ridicule.

Pendant plusieurs jours, nous évoluons dans des « forêts nationales » sans y rencontrer âme qui vive. Mais dès que nous pénétrons dans le parc national de Yosemite, sentiers balisés et randonneurs se multiplient. Le centre du parc est sans doute l’un des plus beaux lieux du monde. Un immense rocher de granit comme coupé en deux verticalement, halfdome, se mire dans les eaux limpides d’un lac bordé d’arbres majestueux. Hélas, au cœur de ce sanctuaire de la nature, a poussé comme un champignon vénéneux une véritable ville à l’américaine avec sa poste, sa station-service, son supermarché, ses motels, sa laverie, ses parkings et toutes les commodités que l’homme moderne suppose nécessaires. Le tout complété sur plusieurs hectares par un immense terrain de camping, couvert de tentes et de véhicules, où un mélange écœurant de graillon de barbecue, de gaz d’échappement, de crème solaire et d’OFNI (Odeurs fétides non identifiables) remplace les pures senteurs des bois.

Après les moments extraordinaires que nous venons de passer au sein d’une nature forte et belle, plonger au milieu d’une foule captive de sa culture dans un endroit ainsi désacralisé nous est insupportable. Une douleur presque physique nous assaille, une oppression de tout notre être soumis à la laideur et à l’agression de la société occidentale… Ce n’est pas la première fois que j’éprouve cette sensation. Chaque retour à la civilisation après une période de vie sauvage est source de souffrance. J’éprouve un mal intense à devoir supporter l’agitation sans but réel des gens, les relents de friture et de fumée de cigarettes, les rues à angles droits, les surfaces asphaltées, les bâtiments hideux de brique ou de béton, les journaux et la télévision porteurs de nouvelles arrangées, l’hypocrisie du monde humain… Là, c’est bien pire encore car le contraste est dix fois plus grand qu’à l’habitude. Pour nous en sortir, il n’y a qu’un moyen : partir d’ici au plus vite, fuir cette société qui détruit tout et ne respecte rien, en tout cas pas une nature qui l’effraie et qu’elle s’évertue à soumettre à sa loi…

Zéphyr et moi, le moral dans les talons, reprenons donc la route des bois, direction les séquoias géants de la Sierra, ces monstres d’arbres dont le tronc pourrait contenir une maison. S’ils ne sont pas les plus élevés [3], ils s’affirment comme les baleines des végétaux. Le plus gros arbre du monde, vieux de quelque 2 000 ans, porte le nom de « General Sherman ». Avec ses 83 mètres de haut, il atteint la taille d’un immeuble de 27 étages, dont le treizième arriverait au niveau de sa première branche – elle mesure plus de 2 mètres de diamètre et 50 mètres de long, l’équivalent de l’un des plus grands arbres de France ! Il faudrait plus de vingt personnes, se donnant la main, pour faire le tour du tronc. Dire que ce mammouth est né d’une semence de la taille d’un grain de blé !

Autrefois, les séquoias étaient répandus dans tout l’hémisphère nord[4], mais les vicissitudes climatiques les ont progressivement repoussés jusque dans leur refuge californien. Ils passent pour les plus gros organismes vivants, mais cette affirmation est à nuancer car en fait, le tronc d’un arbre est presque entièrement constitué de cellules mortes qui ne servent que de support aux parties vivantes : une mince couche de cambium entre le bois et l’écorce, le feuillage et les structures reproductrices.

Les séquoias peuvent atteindre plus de 3 000 ans et de nombreux arbres encore vivants aujourd’hui sont nés avant le Christ. La plupart du temps, ils ne meurent pas de vieillesse mais leur sommet devient trop lourd et le tronc tombe à la renverse. 

Après nous être recueillis devant ces végétaux uniques au monde et dont la rencontre nous ragaillardit, nous poursuivons notre chemin à travers la montagne. Bientôt, il se met à neiger, en plein mois de juillet ! Après tout, nous évoluons souvent au dessus de trois mille mètres d’altitude, mais quand même… Je me souviendrai toujours de ces jours passés dans des sources chaudes en pleine forêt à attendre que le temps s’améliore. Nous nous baignons dans des vasques brûlantes jusqu’à ce que la chaleur devienne insupportable et que nous soyons obligés de sortir, jouissant de sentir fondre sur nos corps nus les flocons impalpables. Nous nous roulons parfois dans la neige, puis lorsque la morsure du froid se fait trop vive, nous replongeons, sans nous lasser, dans la source fumante, tandis que s’épaissit à l’entour la couche blanche. Tous les deux, seuls au monde, persuadés que ces moments bénis ne finiront jamais…


[1] En anglais wilderness, terme qui désigne la nature sauvage, non modifiée par l’homme.

[2] Un tipi miniature est la structure la plus adéquate pour faire partir rapidement un feu.

[3] Certains séquoias de la côte californienne, de proches cousins, atteignent près de 150 m de hauteur.

[4] On en a retrouvé des fossiles en région parisienne.

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