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Bientôt, Bill nous propose le fameux peyote, « la plante qui fait les yeux émerveillés » comme le nomment les Tarahumaras du Mexique. À l’issue de longues marches cérémonielles, les membres de cette tribu récoltent ses gros boutons dodus pour en faire le sacrement de leurs rituels où se dévoile le monde. C’est un petit cactus d’un vert bleuâtre, divisé en protubérances qui portent chacune une touffe duveteuse, un peu semblable aux pilosités disgracieuses de certains visages. Il est rare de pouvoir se le procurer frais : on trouve le plus souvent des boutons de peyote séchés, qui se conservent indéfiniment. Nous avons de la chance : ceux-ci paraissent nouvellement cueillis et l’on dit que lorsqu’ils sont récents, leur effet est particulièrement bénéfique.

Bill nous incite cependant à la prudence :

– « Vous voyez ces petites touffes de poils ? Elles sont pleines de strychnine. C’est un poison violent. Vous ne mourriez pas si vous les mangiez mais vous seriez bien malade. De toute façon, il faut savoir que vous vomirez vos tripes. Le peyote vous montre ce que vous voulez découvrir mais il exige de vous du courage. Si vous ne vous montrez pas à la hauteur, vous serez très mal ! D’ailleurs vous allez vous en rendre compte dès le départ : son goût est exécrable ! »

Chacun reçoit trois cactus. Je prends ma part religieusement entre mes mains et procède pour commencer à l’élimination des poils toxiques avec mon canif. Puis j’en découpe un gros morceau et l’introduis dans ma bouche. C’est visqueux, frais mais surtout amer. Terriblement amer ! Et il faut encore avaler le reste… Quelle horreur ! Seule la conscience de l’opinion des autres m’incite à mastiquer scrupuleusement ces infâmes bouts de caoutchouc. La nausée me prend à chaque bouchée mais on pourrait sans doute imaginer pire. Tous mes compagnons, Bill compris, tordent la bouche dans des grimaces de dégoût. Pour un américain habitué à la fadeur sucrée de la junk food quotidienne, le supplice doit être encore plus douloureux que pour moi qui suis accoutumé aux saveurs marquées des plantes sauvages. Arrivé enfin au bout de mon épreuve, j’attends sagement. Rien ne se passe.

Au bout d’un quart d’heure d’immobilité, un besoin irrépressible de me dégourdir les jambes se fait sentir. L’envie me prend d’explorer le territoire, de découvrir ce fond de canyon d’une beauté farouche. Je remonte le ruisseau qui s’estompe bientôt puis disparaît sous de gros blocs de granite. Escaladant les rochers, je finis par me trouver sur une immense pierre plate, posée à l’horizontale, entourée de platanes de l’Arizona au tendre feuillage. Dans le profond silence, un oiseau chante.

Des notes cristallines, d’une pureté poignante déchirent délicatement l’air soyeux. Jamais des sons si précis ne me sont parvenus et d’une telle clarté que j’en perçois le sens. L’oiseau me parle, je comprends son langage, c’est à moi qu’il s’adresse. Car ce n’est pas un oiseau, c’est Mescalito, l’esprit du peyote ! Mescalito. J’avais lu ce qu’en raconte Carlos Castaneda dans ses ouvrages, mais sans prendre très au sérieux les écrits du mystérieux anthropologue-apprenti-sorcier. Et pourtant, il n’est nul besoin de me dire qui parle : c’est le maître du cactus hallucinogène, celui qui peut tout accorder… ou tout arracher. Il détient sur l’imprudent qui vient à sa rencontre, le pouvoir absolu de vie ou de mort !

Par la voix de l’oiseau invisible qui résonne dans ma tête, Mescalito s’adresse à moi. Sans qu’il ne prononce le moindre mot intelligible, le sens de sa question est limpide :

– « Dis-moi ce que tu désires le plus et je l’exaucerai. »

Un conte de fée. Si ce n’est qu’en l’occurrence, j’en suis acteur. Ma réponse est immédiate, nul besoin d’y réfléchir. Ce que je veux vraiment, je le sais:

– « Permets-moi de m’unir à la création, de devenir un avec tout. »

Alors m’envahit un bourdonnement lancinant, une vibration intense qui m’engouffre. Un grondement obsédant venu des entrailles de la terre me pénètre, des forces inhumaines qui se rassemblent en mon ventre d’où elles irradient mon être. Mes membres s’allongent et se dissolvent en molécules, en atomes qui se perdent dans les arbres, fusionnent avec les plus infimes des plantes, deviennent fourmis, microbes, atomes peut-être. Je ne peux plus tenir debout et m’écroule sur le rocher granitique qui m’aspire dans ses cristaux. Ma conscience se perd dans l’infini du monde dont je ressens toute la joie et toute la douleur. À la surprise de l’expérience succède l’excitation de sensations jamais connues, puis bientôt une angoisse immense, sans fond. Ma personnalité se décompose, petit à petit je n’existe plus, une parcelle de moi se fond avec les myriades de parcelles de non-moi qui forment l’infinité de l’univers. C’est intolérable. Arrêtez, je veux arrêter !

Impossible de savoir si je crie. Je n’entends plus rien, j’entends tout. Je ne ressens plus rien, je ressens tout. L’impression est atroce. Soudain, presque instantanément, comme le processus avait commencé, je recommence à percevoir normalement ce qui m’entoure. Je rentre en moi-même et retrouve mes esprits. Combien de temps s’est-il écoulé depuis le début de mon aventure ? Il est difficile de l’évaluer avec précision. Quelques minutes ? Des heures ? J’ai éprouvé le goût de l’éternité. L’horreur de l’éternité. Heureusement, je m’en sors à bon compte. Me voici étalé sur mon rocher, épuisé, anéanti, mais vivant. Rempli du soulagement d’être redevenu un homme, petit, étroit, limité, mais moi-même et personne d’autre. Quelle joie de se sentir unique. Être « séparé » me permet d’avoir une relation avec les autres composants du monde : si je peux voir de beaux paysages, apprécier le toucher d’une feuille laineuse, m’émouvoir en respirant le parfum du tilleul, déguster longuement le croquant d’une tige de berce ou la saveur de réglisse d’un rhizome de polypode, c’est parce que j’en suis différent, complémentaire. Et j’« entends » Mescalito me dire :

– « Tu as compris cette fois ? »

Je reste là longtemps, allongé, à savourer la vie. L’oiseau ne chante plus. Le soleil décline. Il me faut redescendre, rejoindre les autres. Une énergie démesurée m’habite. Un invincible besoin de me dépenser comme un gamin à la sortie de l’école me fait oublier toute prudence et courir sur les rochers, sauter de bloc en bloc et dévaler à toute allure le canyon au risque de me rompre le cou. Mes pieds savent exactement où se poser, trouvent d’eux-mêmes l’appui infime qui m’évitera l’écrasement. Ils effleurent à peine les cailloux. Je vole, à moins d’un mètre du sol, gros oiseau malhabile. Quelle sensation extravagante de liberté ! Je ne pense pas, je suis. Je suis confiance totale dans mes possibilités, dans quelque chose qui me dépasse et qui me porte. L’air siffle à mes oreilles, les odeurs se succèdent et m’indiquent les plantes que je dépasse : ma vitesse est trop grande pour les voir.

C’est en glissant sur l’air que j’arrive devant la grotte. Bert est là, seul, accroupi sur le sol. Je m’approche sans un mot. Il reste muet, absorbé dans son occupation. Sa main tient une brindille avec laquelle il agace une créature étrange, sorte de petit tank noirâtre muni de pinces et d’une queue articulée qui frappe violemment le fétu. C’est un scorpion. Une espèce des déserts américains dont la piqûre est mortelle. La mort, Bert ne cessait d’en parler en venant dans le bus. C’est, semble-t-il, une obsession chez lui. Le scorpion me fascine, son dard menaçant surmonte une boursouflure pleine d’un venin létal, dont une dose infime suffit à faire périr un homme dans les affres d’une angoisse terrible.

Mes yeux ne peuvent s’en détacher. Une voix en moi susurre :

– « Avance ta main et laisse-toi piquer. Tu verras, ainsi tous tes problèmes seront résolus. Tu connaîtras tout du monde. Allez, vas-y ! »

Comme subjugué, j’avance lentement ma main lorsque je sens le regard de Bert se poser sur moi. Relevant la tête, j’aperçois une lueur vicieuse dans ses prunelles. Un léger sourire se dessine sur son visage émacié. Il a manifestement compris mon intention et s’en délecte. Mon sang se glace, son expression m’effraie et mon cœur sursaute. Je retire immédiatement la main et son sourire disparaît. Ses traits expriment le dépit et, rétroactivement, une peur intense m’envahit. Je me redresse, Bert lâche sa brindille et, vif comme l’éclair, le scorpion en profite pour se glisser sous une pierre.

La nuit tombe. L’un après l’autre, Bill et I am reviennent au campement. Nous n’échangeons aucune parole. C’est en silence que, d’un commun accord, nous pénétrons dans la grotte. Pendant l’attente de leur retour, je suis allé chercher du bois et l’ai stocké auprès d’un ancien foyer. Dans la pénombre nous montons le feu et bientôt jaillit la flamme. Nos ombres dansent sur les parois couvertes de concrétions étranges. Nous nous rapprochons du feu qui, irrésistiblement, nous attire. Il efface les ténèbres oppressantes, gardiennes de dangers obscurs. Il nous réchauffe et d’ici peu cuira nos aliments.

Nous nous regardons, comme si c’était la première fois que nous nous voyions. Aucun son ne parvient à franchir nos lèvres : nous ne savons plus parler. J’essaie d’articuler le mot « feu » et pointe mon doigt vers le foyer qui nous réunit. Bill hoche la tête et répète : « feu ». Petit à petit, nous réinventons le langage. Nous sommes des hommes du Paléolithique qui cherchons le moyen de communiquer, d’exprimer nos sentiments, nos besoins, nos désirs. Le sort de l’humanité se joue ici, maintenant : nous en sommes le passé et l’avenir. Au-delà de notre cercle minuscule, rien n’existe plus. Bill nous l’a dit : le soir, les portes du canyon se referment et nous voici coupés du monde. Définitivement peut-être, le temps a disparu. Tout ce que nous connaissions s’est évanoui. Il n’y a plus que nous. Nul autre choix que de nous entendre, nous comprendre, fonctionner ensemble.

Progressivement notre langage se développe, s’affine et nous permet de coordonner nos activités. Nous franchissons les siècles et les millénaires. Bientôt le repas est prêt, chaud et réconfortant. Une soupe de chénopode et d’une sorte de moutarde sauvage que j’ai cueillis en ramassant du bois. Puis une bouillie de maïs, la céréale des Indiens d’Amérique dont la présence ici est encore palpable. Leurs mânes se font toujours sentir dans ce lieu. Après le dîner, nous échangeons nos expériences de la journée, qui s’est montrée riche en émotions pour chacun. Il me semble que l’effet du peyote s’estompe. Un grand bien-être descend doucement sur moi. Mon sac de couchage m’invite bientôt à y enfouir ma fatigue légitime.

Vers le milieu de la nuit, un besoin urgent me réveille. Je cherche à tâtons l’ouverture de la grotte et sors dans le canyon. La nuit est claire, la silhouette des arbres et des rochers se distingue sans peine. Un léger vent s’est levé et les feuilles frémissent, la caresse de la brise est agréable. M’éloignant un peu, je me prépare à m’accroupir lorsque juste devant moi, venue je ne sais d’où, surgit une masse noire colossale. De ses contours flous, une forme se dessine et se colore faiblement. Un guerrier aztèque couvert d’une armure aux écailles bleutées, coiffé d’un casque aux longues plumes rouges, me domine de sa haute stature. Il tient dans sa main une lame d’obsidienne, noire et luisante, terriblement tranchante et acérée, qu’il pointe vers ma poitrine. Sa voix résonne en moi :

– « Puisque tu veux connaître la vérité, tu dois mourir. Je vais de mon couteau t’arracher le cœur et tu sauras alors tout ce qu’il y a à savoir. »

Je ne peux en croire mes yeux : cela n’existe pas, c’est impossible. Et pourtant une peur panique s’empare de moi, je crie et m’enfuis à toutes jambes vers l’entrée de la grotte. A l’intérieur, tout le monde dort paisiblement. Je tremble de tous mes membres en me recouchant. 

Le sommeil me prend, pas pour longtemps. Quelqu’un me parle. La voix argentine de Mescalito qui semble provenir cette fois de l’intérieur de ma tête me répète, patiemment, ce que m’a dit l’Indien :

– « Il faut que tu meures. Pour connaître la vérité, pour accéder à ce que tu souhaites, tu dois mourir. »

Son discours m’épouvante, mais il n’y a pas d’échappatoire : me voici prisonnier, dans le noir, sous terre. Je ne veux pas mourir ! Je sens des flèches qui me transpercent, une grande douleur. Puis un malaise me saisit et je vomis à plusieurs reprises, ce qui me soulage et m’apaise. Je finis par me rendormir lourdement. 

Le soleil est déjà haut dans le ciel lorsque l’envie pressante que je n’avais pu satisfaire durant la nuit se rappelle à moi. Après avoir remonté sur une cinquantaine de mètres le canyon latéral afin de m’isoler, je retourne une grosse pierre pour dégager la cavité nécessaire à l’opération. Stupeur ! Un gros scorpion noir gigote hargneusement. Si ce n’est celui de la veille, c’est son frère… En tout cas, c’en est trop. Laissant retomber le caillou, je m’enfuis, à bout de nerfs.

C’est la chaleur bienfaisante du soleil qui me permet de reprendre mes esprits, assis sur un rocher baigné de sa lumière. Toute cette aventure, ces forces que j’ai côtoyées et qui ont failli m’écraser, suscitent ma réflexion. C’est vrai, je veux sans doute trop en savoir. Pourtant, malgré la violente de cette expérience, m’unir avec la nature que j’aime passionnément, ne faire plus qu’un avec la Création, reste une aspiration profonde. Le chemin passerait-il par ces morts qui m’ont été proposées ? Plus tard seulement m’apparaîtra leur dimension symbolique : mourir à ses croyances, à soi-même, est nécessaire pour se rencontrer enfin.

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