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Le régime autoritaire du dictateur Ne Win, au pouvoir depuis les années soixante, me choque profondément. La Birmanie, devenue l’Union du Myanmar, se trouve de ce fait exclue des lieux à visiter. Pourtant, plusieurs amis y sont allés et m’en ont vanté les merveilles : pagodes en or massif, temples par myriades, tourisme presque inexistant, habitants d’une gentillesse extrême, traditions préservées grâce au repli du pays sur lui-même… Pour finir, la parution dans un magazine spécialisé d’un article sur Renato Bühlman, un cuisinier d’origine suisse allemande qui officie au Strand, hôtel mythique, me fait céder à l’envie de découvrir ce pays.

Quelques échanges de fax et, en mars 1999, je saute dans l’avion. A l’aéroport de Rangoon, officiellement rebaptisé « Yangon » en réaction au colonialisme, le ton est donné : retour cinquante ans en arrière. Et si l’on ne voit guère de militaires, de multiples regards suspicieux laissent supposer que les policiers en civil pullulent.

Dehors, une voiture m’attend. Première surprise, le chauffeur porte un loungyi, la jupe traditionnelle des hommes et des femmes birmans, un simple morceau de tissu coloré à carreaux, étroitement noué autour de la taille. Nous roulons lentement à travers les vastes avenues de la ville, jadis fierté de l’Empire britannique des Indes. Le long des trottoirs, tout un peuple animé se regroupe autour de lumières tremblotantes.

Sur les quais de Rangoon, bordés d’une eau noire reflétant les rares lueurs des bâtiments adjacents, se dresse le gros bloc du Strand, chargé d’histoire. L’hôtel a récemment été rénové pour attirer la clientèle étrangère fortunée. Renato m’y attend. Il vit en Birmanie depuis cinq ans et se passionne pour la cuisine birmane qu’il me fait découvrir sur le champ en m’invitant à en savourer son interprétation. Au menu, une soupe de feuilles de roselle[1] aux crevettes séchées, une soupe de lentilles, une salade de poulet, un curry de poisson à la citronnelle et un gâteau de semoule à la noix de coco. Tout cela est surprenant et excellent – une belle entrée en matière !

Renato m’a réservé un hôtel au centre ville, non loin. souhaitant m’imprégner de l’âme de Rangoon, je décline l’offre d’un taxi. Mon bagage, comme à l’habitude, est réduit à sa plus simple expression : un sac à dos contenant mon appareil photo et mes réflecteurs, mon minuscule ordinateur, quelques vêtements de rechange et mon tin whistle, une flûte irlandaise en métal léger pour me remonter le moral dans les moments de blues…. je ne sors jamais sans mon sac car à tout moment peut se présenter l’occasion de prendre des photos. Photos de plantes, de légumes et de fruits en vue de mon Encyclopédie ; photos de paysages, de monuments, de marchés, de scènes de rue, pour illustrer les articles que je réalise après chacun de mes voyages et qui me permettent de les rentabiliser ; portraits dont j’enverrai un tirage à ceux qui m’auront un jour offert leur image. Photographier aiguise ma vue, me fait percevoir des détails autrement invisibles. c’est une façon de mieux ressentir le monde, à condition de ne pas limiter son regard au champ de vision de l’objectif.

La nuit est moite et chaude, la transpiration mouille ma chemise de coton. Une odeur d’épices et d’encens imprègne l’air, la proximité de l’Inde se perçoit déjà au nez. Un sentiment de bien-être m’habite, mêlé néanmoins d’une légère inquiétude car, hors de la lueur des lampes à pétrole des échoppes, tout est sombre et je me trouve dans un pays inconnu, au milieu d’une ville de deux à trois millions d’habitants. Mais la méfiance n’a pas lieu d’être, l’atmosphère est douce, un calme profond règne. Le long des trottoirs défoncés, des birmans en loungyi sont assis presque à ras de terre sur des bancs minuscules, une tasse de thé à la main. Les buvettes débordent sur la rue qu’encombrent aussi les habituels marchands ambulants de nourriture : grillades en tous genres, boulettes de poisson, bananes plantains, soupes de nouilles, sauterelles frites. Après mon copieux repas au Strand, je n’ai plus faim, mais ce n’est que partie remise : tout ceci est fort appétissant.

Le lendemain, de bonne heure, Renato me prend à mon hôtel. Première opération, changer de l’argent. Au noir bien entendu puisque le cours officiel est ridiculement – et artificiellement – bas. On se croirait en plein roman : après être entrés dans une petite épicerie tout en longueur, Renato échange quelques brèves paroles avec la marchande qui nous fait pénétrer dans l’arrière-boutique, invraisemblable capharnaüm. Changer trois cents dollars devrait me suffire pour  la durée de mon séjour. D’un carton sous la table, la vendeuse sort alors des liasses de billets retenues par des élastiques et en empile devant moi une véritable montagne. Mes yeux s’écarquillent tandis que Renato m’explique :

– « Au cours officiel, le dollar vaut 17 kyatt (on dit tchatt) tandis qu’au marché noir, on te donne 295 kyatt pour un dollar – presque 18 fois plus ! – donc ça t’en fait… (il prend la calculette de la changeuse) 88 500, et comme les plus grandes coupures sont de 45 kyatt, ça fait pas mal de billets. Fais-lui confiance, le compte y est, mais si tu as le temps, tu peux les recompter… »

J’entasse le tout dans un grand sac en papier kraft et tente de le caser dans mon sac à dos. En forçant, cela tient tout juste. Pour commencer à alléger ma bourse, je me rends avec Renato au marché de Hlaiden.

De chaque côté d’une ruelle en terre qui serpente entre des maisons de bois, les vendeurs de légumes et de fruits ont installé leurs étals qui regorgent de produits étranges ou familiers. Une foule nonchalante, surtout des femmes, plutôt replètes, circule tranquillement entre les stands. Il faut procéder avec méthode car dès le premier abord je remarque des plantes totalement inconnues.

Ce sont d’abord les fleurs qui attirent mon attention. grandes, blanches, munies d’un pétale supérieur rouge, celles du suè do présentent la forme caractéristique des Bauhinia. On les fait cuire à l’eau puis on les presse sous forme de pâtés arrondis, également proposés au chaland. Les fleurs de mat lua sont grandes elles aussi, jaunâtres et rougeâtres. Leurs pétales largement étalés en haut tandis qu’ils sont soudés et rétrécis en tube à la base, font penser à un arbre de la famille des Bignoniacées. Elles servent à préparer des soupes. Les fleurs suaves de padessa, une plante proche du gingembre, sont cuites avec des tomates, des crevettes et des vermicelles de haricot mung, connu en france sous le nom de « soja vert[2] ».

Parmi les légumes, il m’est facile de distinguer les feuilles de roselle, rondes comme celles de la mauve, et divers cousins du chou. Par contre, je ne réussis pas à identifier précisément les plantes de la forêt à partir des seuls éléments vendus sur le marché. Il faut me contenter du nom local que m’indiquent les vendeuses : le zayet, de longs pétioles un peu épineux avec des feuilles encore enroulées ; le guoui dao aux larges feuilles opposées, probablement une Asclépiadacée ; le kamon tchin finement découpé et acidulé comme des feuilles de tamarin, un bel arbre de la famille des légumineuses ; ou encore le mezeli, sans doute une espèce de Cassia – mais laquelle ? Sur ma demande une personne charitable note en birman les noms sur mon carnet afin que je puisse par la suite déterminer sans ambiguïté ces végétaux. À la fin de mon séjour, une linguiste française de quatre-vingts ans, auteur d’un dictionnaire birman-français en quatorze volumes, me permettra d’y retrouver mon latin.

Phénomène surprenant au premier abord, la plupart des femmes et des enfants portent sur les joues ou sur le front un masque jaune clair qui les grime comme des clowns. Renato m’explique qu’il s’agit du tanaka, une particularité birmane. Le tronc d’un arbre de la forêt, Limonia acidissima, est coupé en morceaux que l’on broie avec de l’eau sur une pierre pour préparer une pâte, appliquée sur le visage afin d’en protéger la peau contre les ardeurs desséchantes du soleil. Le tanaka sert en même temps de maquillage et je le trouve très seyant sur les joues rebondies des petites birmanes.

Renato me permet de louer pour un prix plus que raisonnable une voiture et son chauffeur, un jeune étudiant du nom de Nyi Nyi qui a dû arrêter ses études trois ans plus tôt lorsque le gouvernement a décidé de fermer les universités, viviers de contestataires. Ici les autorités ne prennent pas de gants : la moindre manifestation est immédiatement réprimée dans le sang.

Nyi Nyi parle couramment anglais, il aime son pays et en connaît parfaitement les traditions. Il comprend immédiatement les intentions qui m’animent et se montre dès le départ un guide fiable et compétent. Également plein d’attentions puisque dès le second soir, il m’invite chez lui pour déguster un authentique repas birman. Mais la cuisine birmane existe-t-elle vraiment ? mes premiers pas dans Rangoon m’ont donné l’impression de me trouver en Inde, avec les vendeurs de chiques de bétel et les échoppes de thé dont les tabourets bas parsèment les trottoirs. Et les loungyis locaux sont semblables à ceux du sud de l’Inde qui y portent le même nom. Un peu plus loin par contre, on se croirait en Chine. Les rues sont bordées de vendeurs de soupes de nouilles, de morceaux de porc, de saucisses sucrées, colorées en rouge, de criquets grillés et de toutes sortes de denrées plus ou moins faciles à identifier.

Cette double influence se retrouve quotidiennement dans la cuisine. Un repas birman « typique » se compose d’un ou de plusieurs curries, d’une ou deux soupes, de légumes cuits et de salades composées avec, systématiquement, une assiette de légumes et de fruits crus à tremper dans une sauce. Mais les curries birmans sont bien différents de leurs homonymes indiens, et ne ressemblent pas non plus aux curries thaïlandais. La viande ou le poisson est cuit dans l’huile avec des tomates et des oignons, qui fondent en une sauce onctueuse, et relativement peu d’épices, souvent de la cannelle. Guère de piment : la cuisine birmane n’emporte pas la bouche.

Comme en Chine, la soupe figure à chaque repas, mais les hinjos de Birmanie diffèrent généralement des soupes chinoises par les ingrédients utilisés et par leur consistance plus épaisse. Les Birmans les préfèrent acidulées. Dans le système complexe des combinaisons alimentaires liées au bouddhisme, elles permettent de contrebalancer l’effet pernicieux de la noix de coco. Les birmans accusent en effet ce fruit caractéristique des Tropiques de provoquer de la somnolence et de donner mal à la tête, différence fondamentale avec la véritable cuisine thaïe où le lait de coco est employé à toutes les sauces… Par contre, on retrouve dans la cuisine birmane un fort attrait pour les légumes crus trempés dans un mélange piquant et salé de piments broyés avec une pâte robuste de poisson fermenté, le nga pi, comparable aux dips thaïlandais

Lorsque je demande à mon hôte et guide quel est selon lui le plat national du pays, il me répond sans hésiter : le mohinga. Ce plat consistant à base de poisson, de nouilles de riz, de semoule, de pois secs et de tronc de bananier est servi au petit déjeuner et cale mieux qu’une tartine de beurre et de confiture… Mais attention, après dix heures du matin, impossible de s’en procurer, surtout dans les bonnes « maisons », prises d’assauts dès l’aube. Parfois en trouve‑t-on de nouveau le soir car certains birmans ne le dédaignent pas au dîner.

Nyi Nyi et moi visitons ensemble le marché couvert de Shiri Min Galazay. Devant l’entrée, une jeune fille aux joues enduites de tanaka a posé sur le trottoir un morceau de tissu et y a empilé en un tas pyramidal des criquets grillés. Je goûte : c’est croquant, plutôt fade. Je n’en ferais pas des folies. Au rez-de-chaussée, les légumes, au premier étage, les fruits, tout est très bien organisé. Je nage dans le bonheur des découvertes et des retrouvailles parmi les racines de lotus, les immenses paniers de feuilles de bétel, soigneusement rangées, les pousses de plantes sauvages dont Nyi Nyi me note consciencieusement les noms en birman. Ce qui m’intrigue le plus, ce sont de curieux tas de feuilles flétries, d’un vert jaunâtre, mélangées à une bouillie laiteuse quelque peu fétide. Mon guide m’apprend qu’il s’agit de légumes sauvages conservés dans une saumure de sel et de son de riz. Il me promet que j’en mangerai le soir même chez lui. Voilà qui m’inquiète un peu…

Soudain trois policiers en uniforme fondent sur nous, le visage fermé. Ils nous demandent de les suivre. Nous obtempérons. Manifestement, Nyi Nyi est mal à l’aise… On interroge mon compagnon à grands palabres en birman qui me sont strictement incompréhensibles. Enfin, le chef de poste me questionne en anglais :

– « Que faites-vous sur ce marché ?

– Je viens voir les légumes et les fruits qu’on y vend.

– Pourquoi prenez-vous des photos ?

– Pour avoir des souvenirs ?

– Savez-vous que c’est interdit ?

– Non, et je ne vois pas pourquoi ? »

L’interrogatoire se poursuit jusqu’à ce que je demande au fonctionnaire de téléphoner à Renato. Après leur conversation, les choses s’arrangent soudain et non seulement on laisse partir l’espion que je ne suis pas, mais on me permet expressément de prendre des photos : apparemment, la Birmanie désire soigner son image à l’étranger…


[1] Une cousine de la mauve, de saveur acidulée comme l’oseille.

[2] C’est lui qui donne les « pousses de soja » vietnamiennes.

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