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Pistes de reflexion

L'Homme et les plantes sauvages

Je vous invite à me suivre dans une aventure de réflexion offerte par le végétal, un voyage qui nous conduira à explorer non seulement le monde qui nous entoure, mais aussi notre propre essence.

Commençons par les faits observables. Autour de nous, la nature fait pousser une multitude de plantes. Parmi elles, nombreuses sont celles qui ont nourri l’humanité au fil des siècles. En Europe, j’en ai recensé près de 1600 dans mon ouvrage Le Régal végétal (https://couplan.com/livres/vol-1-le-regal-vegetal/), plus de 4000 en Amérique du Nord dans mon Encyclopedia of the edible plants of North America, et je considère qu’à l’échelle mondiale, leur nombre pourrait atteindre environ 80 000.

Pour mettre cela en perspective, l’Occidental moyen consomme en moyenne une trentaine de végétaux, tous cultivés, tandis que dans le monde, 29 espèces seulement représentent 90% des denrées végétales consommées. Cette réalité soulève une question cruciale : pourquoi ces ressources abondantes ne sont-elles pas davantage utilisées ?

Sont-elles mauvaises au goût ? Si ces plantes ont traversé les âges sans changement notable, il se peut que notre perception du goût, elle, ait évolué. Certaines d’entre elles présentent des saveurs fortes, parfois amères, qui déstabilisent nos papilles modernes. Pourtant, d’autres, comme les jeunes tiges de berce ou de bardane, les feuilles de laitue vivace ou les fruits bien mûrs du cornouiller mâle, sont unanimement appréciées, y compris des palais les plus délicats. Mon travail auprès de chefs cuisiniers étoilés témoigne de l’intérêt gustatif des plantes sauvages, souvent surprenant et raffiné.

Est-ce la cueillette et la préparation qui demandent trop de temps ? Effectivement, certaines plantes, comme les petites feuilles d’oxalis ou les tendres asperges sauvages, peuvent être plus longues à récolter, mais dans le cas de plantes comme la berce ou le Bon-Henri, une minute suffit pour récolter de quoi nourrir une dizaine de personnes. Et que dire des champs d’ail des ours, qui s’étendent sur des centaines de mètres carrés, offrant à quiconque se baisse la possibilité de cueillir des poignées de feuilles odorantes. Et puis, toutes ces plantes poussent spontanément dans la nature, sans besoin de les cultiver laborieusement, ce qui représente un gain de temps et d’énergie énorme.

Serait-ce la dangerosité des plantes qui nous freine ? Il est vrai que certaines plantes sont toxiques, et certaines même mortelles à faible dose. Cependant, leur nombre reste limité : environ 4% de notre flore est toxique pour l’homme, tandis que dans nos jardins d’ornement, ce pourcentage grimpe à 20% et dans nos appartements, à 80%. En réalité, les plantes dangereuses sont faciles à identifier, à condition de prendre le temps de les reconnaître. Cela ne demande pas plus d’efforts que d’apprendre à lire, à calculer ou à conduire une voiture.

Mais ces plantes ont-elles vraiment de l’intérêt ? Peut-être avons-nous cessé de les consommer parce qu’elles n’ont aucune valeur nutritionnelle ? À ce sujet, j’ai eu l’opportunité de consulter la bibliothèque de Nestlé, le premier groupe alimentaire mondial, où j’ai trouvé de nombreuses analyses nutritionnelles des plantes sauvages réalisées principalement par la FAO (Food and Agriculture Organization). Et toutes les études convergent : comparées aux légumes cultivés, les plantes sauvages surpassent souvent ces derniers en termes de teneurs en nutriments. L’ortie, si commune et si souvent méprisée, contient huit fois plus de vitamine C que les oranges, trois fois plus de fer que les épinards, autant de calcium que le fromage, et une quantité notable de magnésium. Quant au cynorrhodon, il est le champion de la vitamine C, en renfermant quinze fois plus que les agrumes ! Toutes les feuilles vertes, comme celles des orties, contiennent des protéines complètes et équilibrées en acides aminés essentiels, équivalentes à celles des protéines animales – une véritable bombe nutritionnelle, soigneusement ignorée. Ces plantes sont aussi riches en lipides équilibrés entre acides gras oméga-6 et oméga-3, et regorgent d’antioxydants, tels les flavonoïdes et les anthocyanines. En somme, les plantes sauvages sont des « alicaments » naturels, savoureux, et gratuits. Que demander de plus ?

Vous trouverez tous les détails de l’intérêt nutritionnel des plantes sauvages dans l’Art de la cueillette (https://couplan.com/livres/lart-de-la-cueillette-2024/).

À ceux qui sont curieux, et ils sont nombreux, la question se pose alors : pourquoi avons-nous abandonné ces végétaux qui, par un simple calcul mathématique, ont nourri l’humanité pendant la majorité de son existence (l’agriculture ne date que de 10 000 ans, alors que l’homme existe depuis plusieurs millions d’années) ?

Le désir d’être « moderne » ? Sans doute. Mais pourquoi, alors, le fait de manger des plantes ne le serait-il pas ? Une explication possible réside dans la volonté de la classe dirigeante du Moyen-âge de se distinguer du peuple par l’habitat, les vêtements, la langue et, bien sûr, l’alimentation. Aux riches, les viandes, les produits raffinés, les fruits et légumes exotiques rapportés des expéditions lointaines ; aux pauvres, les céréales brutes, les légumes rustiques et les plantes sauvages.

Se délecter de haricots verts ou de petits pois signifiait alors : « Je suis une personne de valeur, car je peux me permettre de payer un jardinier pour cultiver des végétaux délicats, car exotiques » Se contenter d’orties et de pissenlits était alors perçu comme un signe de médiocrité : « Je n’ai pas les moyens de faire autrement que de me nourrir de plantes qui ne coûtent rien. »

Lorsque les paysans montèrent en ville pour devenir ouvriers, ils adoptèrent rapidement les coutumes des bourgeois, eux-mêmes influencés par les nobles. Dans ce contexte, les plantes sauvages représentaient le symbole d’un statut inférieur – celui des paysans… Et en ce XXIe siècle, ce clivage perdure encore : beaucoup ne peuvent songer à se nourrir de plantes sauvages, tout justes bonnes à nourrir les animaux – curieusement, les Anglo-Saxons qui cueillent dans la nature se nomment eux-mêmes forager, un terme tiré du français « fourrage » qui désigne les aliments du bétail, profondément dépréciatif pour la nourriture humaine.

Ce clivage socio-économique trouve ses racines dans les débuts de l’agriculture, il y a environ 10 000 ans. Encore un mythe à déboulonner, d’ailleurs : l’agriculture n’a pas été inventée pour nourrir une population de chasseurs-cueilleurs affamés. Ses causes sont multifactorielles : les changements climatiques, la sédentarité entraînant une pression démographique, le désir d’acquérir du statut, l’envie d’expérimenter, etc.  D’ailleurs, plutôt que de mieux nourrir les humains elle a entraîné au contraire, comme le montrent les fouilles archéologiques, une dégradation de la santé humaine. Cette décision, certainement la plus déterminante de l’histoire humaine, a entraîné d’innombrables conséquences : la guerre, l’esclavage, la famine, les épidémies, l’accumulation des biens matériels, la concentration du pouvoir, la stratification sociale, les religions monothéistes, le développement de la technologie, la pollution, la destruction massive de la nature… et la bombe atomique trouvent leurs racines dans cette révolution agricole néolithique. Pas que, bien sûr : elle nous permet aussi d’avoir chaud en hiver, d’écouter Bach et Jimi Hendrix ou de nous délecter de petits plats savoureux…  (https://couplan.com/livres/ce-que-les-plantes-ont-a-nous-dire-2/).

Il est temps de nous rendre compte que le monde dans lequel nous vivons est basé sur un certain type de relation aux plantes, en l’occurrence celui de la domination. Plutôt que d’accepter les présents de la nature, nous la contraignons à produire selon nos exigences croissantes – la détruisant un peu au passage… Comprendre notre histoire n’est pas qu’anecdotique : c’est nous donner les moyens de reprendre notre destin en main.

Modifier profondément notre rapport aux végétaux sauvages, en les replaçant au centre de nos vies, pourrait non seulement nous offrir plus de liberté et d’efficacité, mais aussi nous permettre d’agir concrètement pour transformer la société et inspirer des changements bénéfiques à l’ensemble du vivant. Bien plus que de simples ressources alimentaires ou médicinales, les plantes sauvages nous offrent des clés pour mieux appréhender notre place dans l’Univers. À nous d’en tirer parti.